« Le sentiment que nous éprouvons d’être des étrangers dans ce monde jadis si beau et si familier est la perturbation de notre rapport à la mort, tel que nous l’avions maintenu jusqu’ici. Ce rapport manquait de franchise. » écrit Freud en 1915, plus tard il aurait ajouté que cela concernait aussi notre rapport à la destructivité. L’envahissement par la Russie de l’Ukraine et la guerre qui y fait rage terrifie chacun d’entre nous, la fragilité des acquis de la civilisation et la menace de son effondrement sous nos yeux avec l’inhumanité qui se déploie et que rien ne semble pouvoir arrêter, l’insensé d’un rapport de force qui ne peut que se solder par un désastre de mort et deruine qui nous demandera beaucoup de temps pour le penser, tout cela a provoqué autant de désarroi que d’élans de solidarité.
Les psychanalystes comme tous les citoyens du monde démocratique font entendre leur indignation et s’engagent pour exprimer leur solidarité.
La présidente de l’Association psychanalytique internationale, Harriet Wolfe et le président de la Fédération européenne de psychanalyse, Heribert Blass au nom des psychanalystes et de leurs Sociétés ont fait connaitre par communiqués leur condamnation de la guerre. Sur les sites de l’IPAhttps ://fr.ipa.world et de la FEP https ://www.epf-fep.eu sont aussi donnés les liens qui permettent à chacun d’engager une aide humanitaire et d’urgence, de dons et d’assistance pour le peuple Ukrainien, et pour les pays limitrophes qui accueillent les réfugiés. L’Association psychanalytique de France dès le 23 février dernier, quand la menace se faisait plus précise et ébranlait notre incrédulité face à la violence et à la déshumanisation a manifesté son soutien à la présidente de la société ukrainienne, Aleksandra Mirza, au président de la société de Moscow, Vitaly Zimin, et au président du Groupe psychanalytique de Moscou, Oleg Levin qui s’étaient adressés à leurs collègues de la FEP quelques jours avant. Nous affirmions alors, en pensant à nos échanges psychanalytiques dans le cadre de la FEP, toujours riches et amicaux dans les différences, nos espoirs et notre foi dans le développement culturel comme seule chance de travailler contre la guerre et pour le pacifisme selon l’avis de Freud en 1932 dans un échange avec Albert Einstein. Quasiment tous les présidents des Sociétés européennes se sont manifestés auprès d’eux. En effet, les psychanalystes européens se sentent particulièrement solidaires de leurs collègues des pays engagés dans le conflit armé. En Ukraine 17 psychanalystes sont membres de l’IPA, 66 en Russie, 5 en Biélorussie. Les collègues des pays frontaliers de l’Ukraine (un collègue en Moldavie, 21 en Roumanie, 63 en Pologne, 51 en Hongrie et 3 en Slovaquie) ont fait connaitre leur disponibilité et leur solidarité envers les réfugiés ukrainiens mais aussi leur besoin de soutien.
Depuis lors la guerre se déchaine et fait rage ; les annonces de cessez-le-feu sont démenties par les faits les plus effroyable. Et parallèlement de nombreux messages sont échangés entre psychanalystes, des marques de sympathie sont exprimées, tout en restant néanmoins attentifs aux risques que nous pourrions faire courir à nos collègues en difficulté, particulièrement nos collègues russes.
Quand le Conseil de l’APF a décidé de verser un don à la Société ukrainienne pour le soutien des analystes et analystes en formation de leur société, il a choisi de le faire par l’intermédiaire du fond d’urgence de la FEP. Transiter par la FEP, il nous a semblé qu’à l’heure où la barbarie tend à vouloir isoler, disloquer, éloigner et déchirer, nous voulions exprimer de cette manière notre sentiment d’appartenance et de proximité, et la structure de la Fédération européenne, exclusivement scientifique et de recherche est une chance qui nous l’a permis : se tenir ensemble face à la destructivité en l’homme révèle aussi le fort besoin de trouver le Nebenmensch dont la vie a besoin.
Et puis il y a le travail, les réflexions, et sûrement il est trop tôt, mais nous gardons l’espoir de poursuivre avec nos collègues des deux bords, pris dans des conflits de nature différente mais redoutables de ces pays en guerre, une pensée sur cette désillusion phénoménale causée par la guerre et la barbarie et sur l’espoir tout aussi farouche qu’elle réveille.
L’activité scientifique s’en trouve affectée. Le dernier numéro de notre Revue, Le Présent de la psychanalyse dont le titre est Détresse dans la civilisation fait écho à cette interrogation sur la nature du progrès. On y interroge notre humaine et culturelle inaptitude à l’autoconservation qui précipiterait l’humanité vers un désastre, et l’inquiétude écologique en témoigne. Mais la violence n’est pas seulement celle d’une nature qui se retournerait contre son démiurge, l’homme et son désir de maitrise, elle reste fichée dans le cœur de l’humain où la barbarie dont il peut faire preuve ne cesse de nous troubler.
Au cours de la journée ouverte de l’APF à Lyon en mars, sur le thème « Qui parle là ? L’énigme de la langue maternelle », cette question est venue : comment, ce progrès invraisemblable que l’humain accomplit avec le langage, cet acte de culture primordial, s’acquitte-t-il de la violence et de la sauvagerie du sexuel ? Comment un narcissisme promoteur de haine peut-il alors trouver refuge dans les replis des petites différences, quand la langue maternelle devient le bien le moins partageable ?
En ce temps de guerre qui nous bouleverse, qui nous engage, et surtout trouble nos croyances, notre illusion peut être, dans le progrès de la culture, la guerre qui est, nous dit Freud, « la contradiction la plus criante des positions psychiques que le progrès de la culture impose », nous ne pouvons que réaffirmer, et une Association psychanalytique se doit de le faire, que tout ce qui promeut le développement culturel travaille du même coup contre la guerre. Mais la victoire est incertaine et Freud, le psychanalyste, conclut ce texte pessimiste par une sorte de pari que nous faisons bien souvent nôtre : « Et il faut s’attendre à ce que l’autre des deux « puissances célestes », L’Eros éternel, fasse un effort pour s’affirmer dans le combat contre son adversaire tout aussi éternel ».
Dominique Suchet