Éditorial – L’oubli au pluriel — Jacques André
Anna O., une nuit où elle veillait pleine d’angoisse son père malade, vit un serpent noir sortir du mur et s’approcher du malade pour le mordre… Lorsque le serpent eut disparu, elle voulut prier mais toute langue lui fit défaut, jusqu’à ce qu’elle trouvât enfin une comptine anglaise et pût dès lors continuer à penser et parler dans cette langue.
Pendant un an et demi, Anna O. vivra dans l’oubli de sa langue maternelle, ne parlant plus qu’anglais, sans le savoir. Avec, de temps de temps, quelques excursions en français ou en italien, mais jamais en allemand qu’elle ne comprenait plus quand on lui parlait.
L’allemand revint aussi soudainement qu’il avait disparu, en même temps que disparurent d’autres symptômes hystériques. À cet oubli de la langue maternelle, on doit la première nomination du nouveau procédé thérapeutique, talking cure. Ironie de l’histoire, c’est dans un article écrit en français que Freud le nommera à son tour un peu plus tard : « psychoanalyse ».
Aharon Appelfeld a 8 ans quand la guerre l’emporte. D’abord le ghetto, ensuite le camp, enfin l’évasion et l’errance forestière, jusqu’à l’arrivée en Israël en 1946. « La faim, la soif, la peur de la mort, écrit-il, rendent les mots superflus. À vrai dire ils sont totalement inutiles. Dans le ghetto et dans le camp, seuls les gens devenus fous parlaient, expliquaient, tentaient de convaincre. Les gens sains d’esprit ne parlaient pas. » Une attaque contre la parole, l’humanité du langage, plus encore que contre la seule langue maternelle…
L’Algérie, histoire d’oublier — Entretien avec Benjamin Stora, Sarah Contou-Terquem
Où en est l’oubli de la guerre d’Algérie ? Cet entretien aborde cette question qui travaille encore les sociétés française et algérienne : la guerre, la colonisation, leur histoire. Et l’écriture de cette histoire. Oublis volontaires ou organisés, visibles ou invisibles, Benjamin Stora nous parle ici d’une guerre à la fois dissimulée et trop montrée, parfois instrumentalisée, aux traces toujours actuelles. Il s’interroge sur les façons dont les représentations se sont construites, les unes sur et contre les autres, et les façons dont la parole circule, encore difficilement, d’une rive à l’autre de la Méditerranée pour forcer des blocus fabriqués par des mémoires cloisonnées.
Mots clés : Algérie. Oubli. Histoire. Mémoire. Silence. Colonisation.
Deux discours, le silence — Laurence Kahn
L’analyse détaillée de la rhétorique de deux discours, prononcés respectivement en 1985 et 1988 par le Président du Bundestag et le président de la République fédérale d’Allemagne, permet de mettre en évidence, d’une part, le destin des mots expulsés de la langue lorsque revient la mémoire et que l’histoire s’incarne dans la parole, d’autre part, la stratégie psychique permettant d’ouvrir dans l’après-guerre à la « réconciliation » des peuples moyennant un processus de « déréalisation », enfin ce que mobilise dans la psyché collective le débat très conflictuel autour de la distinction entre mémoire et histoire.
Mots clés : Pogrom. Culpabilité. Réconciliation. Mémoire. Histoire. Refoulement collectif.
Toucher au temps — Jean-Michel Rey
Dans le domaine politique, c’est, plus que l’oubli, le faire oublier qui prévaut. Parfois sur injonction extérieure, plus souvent sur un mode intériorisé, pour des raisons idéologiques générales. Règne en maître la réinterprétation de l’antérieur, ou son invention pure, par la rétroactivité. L’important étant ici les voies vers l’oubli, les modalités par lesquelles un groupe ou une société cherche sans cesse à refaçonner le temps, sans se soucier aucunement de la logique.
Mots clés : Faire oublier. Amnésie en commun. Rétroactivité. Inversion de la signification. Effacement. Mémoire courte.
La hantise de l’oubli [1] — Alejandro Rojas-Urrego
De l’œuvre photographique Campo Santo de Juan Fernando Herrán, au livre Les Disparus de Daniel Mendelsohn, la question de la disparition suscite une réflexion profonde. Pour les mères des disparus, le deuil est impossible : on ne peut pas faire le deuil d’un disparu. L’objet est disparu ; l’objet n’a pas été encore perdu ; la mélancolie n’est pas encore là ; la réapparition reste toujours possible ; le travail du deuil n’a pas d’objet. Dans la disparition dont il est ici question, il manque le verdict implacable que la réalité apporte sur un objet anéanti, verdict que Freud considère essentiel pour la réalisation du deuil. Les parents des disparus sont hantés par la possibilité de l’oubli. La mémoire individuelle des catastrophes humaines ne coïncide que rarement avec la mémoire collective. Tant pour le collectif que pour l’individuel, il existe une mémoire et un oubli qui se situent du côté de la vie, ainsi qu’une mémoire et un oubli qui résident du côté de la mort.
Mots clés : Disparition. Deuil. Mélancolie. Mémoire. Oubli. Effacement des traces.
Obliviscence— Pascal Quignard
La perte l’emporte sur la mémoire. L’oubli s’oublie. Parfois, dans le sommeil, l’oubli de l’oubli se perd. Parfois, dans les ruines, l’oubli s’est tellement oublié qu’il cesse d’être ruine, qu’il devient un site merveilleux.
Mots clés : Résurgence. Obliviscence.
La vie souvenue — Michel Gribinski
Cet article essaie de faire converser (indirectement) Daniel, l’ange du film de Wim Wenders, las de n’avoir pas de perceptions, mais uniquement des souvenirs, et Bergson qui affirme que le souvenir est contemporain de la perception.
Ça, je l’ai toujours su [1] — Bernard de La Gorce
L’enjeu de l’analyse n’est pas tant d’exhumer des vérités cachées que de les remettre en mouvement, le principal effet du refoulement étant de dissoudre les corrélations. L’expérience analytique ouvre la porte à cette remise en circulation empruntant la voie détournée de la rencontre avec l’autre qui écoute. S’y engager, c’est ouvrir la porte à l’étranger en soi-même, c’est repartir au-devant de l’énigme – l’énigme du temps, de la perte, de la mort, et l’énigme du sexuel. C’est descendre les marches de l’oubli, qui vont des tourments du présent aux expériences passées, puis de celles-ci aux fantasmes, dont nos souvenirs pourraient bien n’être que le trompe-l’œil, pour aller finalement de ces productions chimériques au pulsionnel qui les anime. Sous forme allégorique, Hiroshima mon amour, le film d’Alain Resnais, écrit par Marguerite Duras, se prête de façon saisissante à figurer ce parcours.
Mots clés : Expérience vécue (Erlebenis). Fantasme. Ça.
« Cher Père »… — Françoise Laurent
C’est sous l’angle de l’intense investissement de la chose écrite par Marie Bonaparte qu’est abordée ici sa correspondance avec Freud, sauvée de l’oubli par sa « manie de l’archive » et récemment publiée. Il s’y déploie une auto-analyse épistolaire relancée périodiquement par quelques séquences de séances en présence de Freud. Dans ce cadre particulier s’est déroulé un authentique processus analytique, mais dont les limites manifestes – signalées par le recours récurrent des deux protagonistes à la notion de sublimation comme moyen et comme fin de l’analyse – peuvent être imputées notamment à l’impossibilité de perlaborer suffisamment la résistance, faute de pouvoir s’y affronter suffisamment en présence.
Mots clés : Correspondance. Analyse à distance. Bonaparte, Marie. Sublimation. Perlaboration de la résistance.
Carnet de route — Jean-Yves Tamet
Chaque formation convoque son roman, né de rencontres qui, au fil du temps, organisent un récit et font apparaître rétrospectivement un parcours. Mais chaque trajectoire évolue également dans un contexte, et c’est l’alliage entre les deux que tente d’explorer et de mettre en valeur ce texte. Sortir de l’oubli des moments signifiants.
Mots clés : Formation. Identification. Mémoire. Construction. Histoire.