Depuis plus d’un an les bouleversements dans la vie sociale pour prévenir, sécuriser et éloigner les dangers mortels du virus ont pénétré dans l’intimité de nos vies. Tous les domaines de la vie ont été concernés et la pratique de la psychanalyse n’a pas été épargnée.
Cependant, discrètement, depuis aussi longtemps, d’abord silencieusement puis de façon de plus en plus manifeste la psychanalyse résiste. Les analystes analysent. Le travail de réflexion s’est poursuivi. Les travaux scientifiques internes à l’Association, les groupes de travail, les réunions institutionnelles, se sont remis en place en présence. Nous avons réfléchi à l’utilisation de moyens de communication nouveaux (pour nous) comme la visioconférence ; nous avons exploré les possibilités et les limites de leur usage pour certaines rencontres de travail. L’APF comme les autres sociétés d’analyse poursuit sa tâche scientifique et de formation.
Il est prématuré d’évaluer les effets à moyen ou long terme des modifications intervenues par l’effraction du monde dans l’intimité des cures. L’effraction n’est pas seulement advenue avec l’adoption de certaines facilités comme le téléphone ou la visio – ce qui ne fut pas du tout une généralité- mais déjà par l’accueil des considérations et des questions sur la santé physique -de l’analyste, de l’analysant-, par l’acquiescement sur les absences, par l’adoption immédiatement consentie, « bien entendu », de précautions sanitaires comme le gel ou la modification des modalités de salutation. On peut dire qu’une effraction des cadres habituels de pensée analytique est survenue chaque fois que l’ordre de la réalité semblait prévaloir sur la disponibilité d’écoute à la puissance représentative du désir inconscient ; chaque fois que s’insinuait l’idée que le choix de l’obéissance à l’impératif de la réalité échappait à l’impératif du désir inconscient. La première forme de résistance de la psychanalyse se situe là, d’avoir écouté ces concessions dans chaque histoire singulière : elles sont redevenues en séance des matériaux soumis à la parole et à la répétition transférentielles. La psychanalyse ainsi, encore une fois, en inscrivant les impacts de l’histoire du monde dans les histoires individuelles n’affirme-t-elle pas que, malgré tout, elle reste un des lieux où le mouvement de la vie de l’esprit prévaut sur l’attraction mortifère ?
Alors s’il est trop tôt pour savoir si quelque chose a été bouleversé durablement dans la métapsychologie ou dans la théorie de la pratique de l’analyse – si même quelque chose a été bouleversé – il n’est pas trop tôt pour s’interroger sur cette résistance. On a d’abord entendu un « Après ce ne sera plus comme avant ». La crise sociétale majeure dans laquelle est plongé le monde actuel sous l’effet d’une pandémie, se nourrit de peur, d’angoisse, d’inquiétude, de danger. La mort guette, elle qui menace de destruction l’espèce humaine, la terre, la vie elle-même imposerait une révision des fondamentaux de la science psychanalytique, ce que certains envisagent avec une sorte d’enthousiasme et comme une occasion créative. Le projet social de créer un monde différent selon eux devrait fournir un appui pour réinventer la psychanalyse sur de nouvelles bases scientifiques adaptées à de nouveaux besoins des humains . Dans cette perspective la psychanalyse, en s’opposant à cet engouement, ferait preuve d’un déni de l’inexorable réalité et prendrait le risque de s’enfermer dans un repli narcissique catastrophique préfigurant sa mort annoncée. Depuis toujours la psychanalyse est inadaptée au monde, on le sait, et aujourd’hui elle est déclarée obsolète, sommée d’au moins s’adapter, de cesser de poursuivre un combat comme le font ces soldats sur leur île qui ne savent pas que la guerre est finie, de cesser de résister.
Y aurait-il une résistance agissante à l’intérieur de la psychanalyse, chez les psychanalystes ? La résistance a deux faces. Elle est d’une part en alliance avec l’inertie et la mort. C’est ainsi que dans chaque cure elle contrecarre l’écoute du désir inconscient et l’analyse du fantasme ; c’est la même force d’opposition que la psychanalyse rencontre dans le monde social et en son sein dès les premiers temps de la révélation de la vie sexuelle inconsciente au principe de toute production psychique. Sa visée provoque un refus qui va de l’hostilité franche à l’assimilation la plus neutralisante de sa différence.
Pourtant d’autre part cette résistance est la résistance de l’analyse, n’est-elle pas sa force ? Son irréductibilité est la garantie de sa survivance. Son affirmation de la prévalence de la vie sexuelle inconsciente est irréductible. Elle est irréductible peut-être comme on le dit d’un petit village qui ne veut pas se laisser coloniser et dont on peut rire de sa prétention infantile et irréaliste. Elle est irréductible aussi comme on le dit dans les sciences physiques d’un principe actif qui ne peut être ramené à autre chose, ou encore en mathématique quand ce qui est irréductible est ce qui ne peut pas être simplifié.
Pour autant, puisons-nous notre conviction dans la nostalgie des premiers temps de l’insurrection analytique affirmant la suprématie de la sexualité et de l’inconscient ? Sans doute pas seulement. La psychanalyse résiste pour avoir autre chose à affirmer que son irréductible croyance en l’inconscient, au conflit pulsionnel et aux lois œdipiennes qui le civilisent. La psychanalyse n’est plus la jeune science des années 1914-1920 qui a rencontré de plein fouet le désastre culturel de la guerre mondiale, l’effondrement de l’illusion du progrès de l’humanité. Elle est sortie renforcée de cet ébranlement qui a révisé les fondations d’une première théorie pulsionnelle. En inscrivant une pulsion de mort au cœur de l’âme humaine elle est devenue plus radicale mais elle n’est pas devenue plus acceptable. La mort n’est pas hors de son domaine ; l’attaque blessante de la réalité de la finitude ne lui est pas étrangère, elle s’est inscrite au cœur de la métapsychologie aussi fermement qu’elle a été reconnue rivée au cœur de l’âme humaine. C’est cela qui nourrit sa résistance, lui donne sa force. C’est cela, redoublant le scandale de la sexualité inconsciente, qui mobilise aussi l’hostilité contre elle.
À la fin de Malaise dans la culture Freud écrit qu’il faut s’attendre à ce que face aux forces humaines de destruction et d’anéantissement l’Eros éternel fournisse un effort pour s’affirmer dans le combat contre son adversaire tout aussi immortel. On pourrait croire en le lisant que la vie n’est que le temps où, comme dans un songe, on oublie l’issue du combat, le temps où on ne présume en rien du succès que pourtant on connaît, afin que le combat perdure. Les prochains travaux scientifiques de l’APF témoignent de ce souhait de se déprendre de l’attraction mortifère de l’inertie sans s’épuiser dans l’agitation maniaque. En reprenant à la lumière de cette question les thèmes déjà prévus pour nos rencontres et Journées Ouvertes nous débattrons avec plaisir et intérêt à Lyon le 5 juin 2021, sur le thème La nostalgie, et après ?, à Paris le samedi 18 septembre 2021 sur le thème Au fil des traces, à Bordeaux le 27 novembre 2021 sur le thème La fabrique du symptôme.
Dominique Suchet