L’oubli tire la réflexion psychanalytique à hue et à dia, tant la simplicité du mot est inversement proportionnelle à la diversité et à la complexité des processus qu’il recouvre.
Anna O., la patiente des Études sur l’hystérie, et Aharon Appelfeld, l’auteur en hébreu de L’histoire d’une vie, partagent le même symptôme, l’oubli de la langue maternelle, l’allemand. Sauf que l’une doit son oubli (provisoire) au refoulement de sa passion hystérique pour son père, quand l’autre perd (définitivement) une langue maternelle qui est aussi celle des bourreaux, assassins de sa mère.
Séduction débordante dans un cas, règne de la destructivité dans l’autre. On mesure le grand écart qu’il faut faire subir au mot oubli pour réunir sous un même signe deux expériences psychiques si éloignées l’une de l’autre.
- Jacques André, — Éditorial – L’oubli au pluriel
- Entretien avec Benjamin Stora — L’Algérie, histoire d’oublier..
- Laurence Kahn — Deux discours, le silence
- Jean-Michel Rey — Toucher au temps
- Alejandro Rojas-Urrego — La hantise de l’oubli
- Pascal Quignard — Obliviscence
- Michel Gribinski — La vie souvenue
- Bernard de la Gorce — Ça, je l’ai toujours su
- Françoise Laurent, — « Cher Père »
- Jean-Yves Tamet, — Carnet de route
- Résumés
- Summaries
- Les auteurs
- Recommandations aux auteurs
Éditorial – L’oubli au pluriel — Jacques André
Anna O., une nuit où elle veillait pleine d’angoisse son père malade, vit un serpent noir sortir du mur et s’approcher du malade pour le mordre… Lorsque le serpent eut disparu, elle voulut prier mais toute langue lui fit défaut, jusqu’à ce qu’elle trouvât enfin une comptine anglaise et pût dès lors continuer à penser et parler dans cette langue.
Pendant un an et demi, Anna O. vivra dans l’oubli de sa langue maternelle, ne parlant plus qu’anglais, sans le savoir. Avec, de temps de temps, quelques excursions en français ou en italien, mais jamais en allemand qu’elle ne comprenait plus quand on lui parlait.
L’allemand revint aussi soudainement qu’il avait disparu, en même temps que disparurent d’autres symptômes hystériques. À cet oubli de la langue maternelle, on doit la première nomination du nouveau procédé thérapeutique, talking cure. Ironie de l’histoire, c’est dans un article écrit en français que Freud le nommera à son tour un peu plus tard : « psychoanalyse ».
Aharon Appelfeld a 8 ans quand la guerre l’emporte. D’abord le ghetto, ensuite le camp, enfin l’évasion et l’errance forestière, jusqu’à l’arrivée en Israël en 1946. « La faim, la soif, la peur de la mort, écrit-il, rendent les mots superflus. À vrai dire ils sont totalement inutiles. Dans le ghetto et dans le camp, seuls les gens devenus fous parlaient, expliquaient, tentaient de convaincre. Les gens sains d’esprit ne parlaient pas. » Une attaque contre la parole, l’humanité du langage, plus encore que contre la seule langue maternelle…
L’Algérie, histoire d’oublier — Entretien avec Benjamin Stora, Sarah Contou-Terquem
Où en est l’oubli de la guerre d’Algérie ? Cet entretien aborde cette question qui travaille encore les sociétés française et algérienne : la guerre, la colonisation, leur histoire. Et l’écriture de cette histoire. Oublis volontaires ou organisés, visibles ou invisibles, Benjamin Stora nous parle ici d’une guerre à la fois dissimulée et trop montrée, parfois instrumentalisée, aux traces toujours actuelles. Il s’interroge sur les façons dont les représentations se sont construites, les unes sur et contre les autres, et les façons dont la parole circule, encore difficilement, d’une rive à l’autre de la Méditerranée pour forcer des blocus fabriqués par des mémoires cloisonnées.
Mots clés : Algérie. Oubli. Histoire. Mémoire. Silence. Colonisation.
Deux discours, le silence — Laurence Kahn
L’analyse détaillée de la rhétorique de deux discours, prononcés respectivement en 1985 et 1988 par le Président du Bundestag et le président de la République fédérale d’Allemagne, permet de mettre en évidence, d’une part, le destin des mots expulsés de la langue lorsque revient la mémoire et que l’histoire s’incarne dans la parole, d’autre part, la stratégie psychique permettant d’ouvrir dans l’après-guerre à la « réconciliation » des peuples moyennant un processus de « déréalisation », enfin ce que mobilise dans la psyché collective le débat très conflictuel autour de la distinction entre mémoire et histoire.
Mots clés : Pogrom. Culpabilité. Réconciliation. Mémoire. Histoire. Refoulement collectif.
Toucher au temps — Jean-Michel Rey
Dans le domaine politique, c’est, plus que l’oubli, le faire oublier qui prévaut. Parfois sur injonction extérieure, plus souvent sur un mode intériorisé, pour des raisons idéologiques générales. Règne en maître la réinterprétation de l’antérieur, ou son invention pure, par la rétroactivité. L’important étant ici les voies vers l’oubli, les modalités par lesquelles un groupe ou une société cherche sans cesse à refaçonner le temps, sans se soucier aucunement de la logique.
Mots clés : Faire oublier. Amnésie en commun. Rétroactivité. Inversion de la signification. Effacement. Mémoire courte.
La hantise de l’oubli [1] — Alejandro Rojas-Urrego
De l’œuvre photographique Campo Santo de Juan Fernando Herrán, au livre Les Disparus de Daniel Mendelsohn, la question de la disparition suscite une réflexion profonde. Pour les mères des disparus, le deuil est impossible : on ne peut pas faire le deuil d’un disparu. L’objet est disparu ; l’objet n’a pas été encore perdu ; la mélancolie n’est pas encore là ; la réapparition reste toujours possible ; le travail du deuil n’a pas d’objet. Dans la disparition dont il est ici question, il manque le verdict implacable que la réalité apporte sur un objet anéanti, verdict que Freud considère essentiel pour la réalisation du deuil. Les parents des disparus sont hantés par la possibilité de l’oubli. La mémoire individuelle des catastrophes humaines ne coïncide que rarement avec la mémoire collective. Tant pour le collectif que pour l’individuel, il existe une mémoire et un oubli qui se situent du côté de la vie, ainsi qu’une mémoire et un oubli qui résident du côté de la mort.
Mots clés : Disparition. Deuil. Mélancolie. Mémoire. Oubli. Effacement des traces.
Obliviscence— Pascal Quignard
La perte l’emporte sur la mémoire. L’oubli s’oublie. Parfois, dans le sommeil, l’oubli de l’oubli se perd. Parfois, dans les ruines, l’oubli s’est tellement oublié qu’il cesse d’être ruine, qu’il devient un site merveilleux.
Mots clés : Résurgence. Obliviscence.
La vie souvenue — Michel Gribinski
Cet article essaie de faire converser (indirectement) Daniel, l’ange du film de Wim Wenders, las de n’avoir pas de perceptions, mais uniquement des souvenirs, et Bergson qui affirme que le souvenir est contemporain de la perception.
Ça, je l’ai toujours su [1] — Bernard de La Gorce
L’enjeu de l’analyse n’est pas tant d’exhumer des vérités cachées que de les remettre en mouvement, le principal effet du refoulement étant de dissoudre les corrélations. L’expérience analytique ouvre la porte à cette remise en circulation empruntant la voie détournée de la rencontre avec l’autre qui écoute. S’y engager, c’est ouvrir la porte à l’étranger en soi-même, c’est repartir au-devant de l’énigme – l’énigme du temps, de la perte, de la mort, et l’énigme du sexuel. C’est descendre les marches de l’oubli, qui vont des tourments du présent aux expériences passées, puis de celles-ci aux fantasmes, dont nos souvenirs pourraient bien n’être que le trompe-l’œil, pour aller finalement de ces productions chimériques au pulsionnel qui les anime. Sous forme allégorique, Hiroshima mon amour, le film d’Alain Resnais, écrit par Marguerite Duras, se prête de façon saisissante à figurer ce parcours.
Mots clés : Expérience vécue (Erlebenis). Fantasme. Ça.
« Cher Père »… — Françoise Laurent
C’est sous l’angle de l’intense investissement de la chose écrite par Marie Bonaparte qu’est abordée ici sa correspondance avec Freud, sauvée de l’oubli par sa « manie de l’archive » et récemment publiée. Il s’y déploie une auto-analyse épistolaire relancée périodiquement par quelques séquences de séances en présence de Freud. Dans ce cadre particulier s’est déroulé un authentique processus analytique, mais dont les limites manifestes – signalées par le recours récurrent des deux protagonistes à la notion de sublimation comme moyen et comme fin de l’analyse – peuvent être imputées notamment à l’impossibilité de perlaborer suffisamment la résistance, faute de pouvoir s’y affronter suffisamment en présence.
Mots clés : Correspondance. Analyse à distance. Bonaparte, Marie. Sublimation. Perlaboration de la résistance.
Carnet de route — Jean-Yves Tamet
Chaque formation convoque son roman, né de rencontres qui, au fil du temps, organisent un récit et font apparaître rétrospectivement un parcours. Mais chaque trajectoire évolue également dans un contexte, et c’est l’alliage entre les deux que tente d’explorer et de mettre en valeur ce texte. Sortir de l’oubli des moments signifiants.
Mots clés : Formation. Identification. Mémoire. Construction. Histoire.
Benjamin Stora – Algeria, Just to Forget. Interview with Sarah Contou-Terquem
Abstract – To what extent has the Algerian war been forgotten? This interview deals with issues that still trouble both French and Algerian societies, namely the war, colonisation and their history as well as the way that history is written. Intentional or staged, visible or invisible, Benjamin Stora talks to us about a war that is both hidden and widely publicised, sometimes exploited for its own ends, and whose scars are still with us today. He examines the ways in which representations have been constructed, in agreement or in disagreement with each other, and how the discussion is still flowing from all shores of the Mediterranean to challenge the barriers created by split memories.
Key words – Algeria. Forgetting. History. Memory. Silence. Colonization.
Laurence Kahn – Two Speeches, Silence
Abstract – A detailed analysis of the arguments used in two speeches delivered by the President of the Bundestag and the President of the Federal Republic of Germany in 1985 and 1988, respectively, reveals on the one hand the fate of words that have been banished from language when memory resurfaces and history is reflected in words, and on the other hand, the psychic strategy that enabled the ‘reconciliation’ of peoples in the post-war period through a process of ‘derealisation’ and, finally, what the highly controversial debate on the distinction between memory and history meant in the collective psyche.
Key words – Pogrom. Guilt. Reconciliation. Memory. History. Collective repression.
Jean-Michel Rey – Touching Time
Abstract – In the political arena, it is more a question of making people forget than of forgetting. Sometimes this is done under external pressure, but more often it is done on an internalised basis, for general ideological reasons. The reinterpretation of the past, or its pure invention through retroactivity, is paramount. What matter here are the paths to oblivion, the ways in which a group or society constantly seeks to reshape time without regard to logic.
Key words – Making people forget. Shared amnesia. Retroactivity. Reversal of meaning. Erasure. – Short memory.
Alejandro Rojas-Urrego – The Fear of Oblivion
Abstract – From Juan Fernando Herrán’s photograph Campo Santo to Daniel Mendelsohn’s book The Disappeared, the question of disappearance provokes profound reflection. For the mothers of the disappeared, mourning is impossible since you can’t mourn someone who has disappeared. The object has disappeared; the object has not yet been lost; melancholy has not yet set in; reappearance is always possible; the work of mourning has no purpose. The disappearance in question lacks the ruthless assessment that reality makes of a destroyed object, an assessment that Freud considers essential to the process of mourning. The relatives of the disappeared are haunted by the possibility of forgetting. Individual memory of human catastrophes rarely coincides with collective memory. For both the collective and the individual, there is a memory and a oblivion on the side of life, and a memory and a forgetting on the side of death.
Key words – Disappearance. Mourning. Melancholy. Memory. Forgetting. Erasing traces.
Pascal Quignard – Obliviscence
Abstract – Loss prevails over memory. Oblivion is forgotten. Sometimes, in sleep, oblivion of oblivion is lost. Sometimes, in ruins, oblivion has forgotten itself to such an extent that it ceases to be a ruin and becomes a wonderful place.
Key words – resurrection, oblivion.
Michel Gribinski – Life Remembered.
Abstract – This article attempts (indirectly) to bring Daniel, the angel in Wim Wenders’ film who is tired of having no perceptions but only memories, into conversation with Bergson, who asserts that memory is contemporaneous with perception.
Bernard de La Gorce – I’ve Always Known That
Abstract – The challenge of analysis is not so much to uncover hidden truths as to set them in motion again, since the main effect of repression is to dissolve connections. The analytic experience opens the door to this resetting through the alternative route of an encounter with the other who is listening. To engage in it means to open the door to the stranger within, to face the enigma once again regarding time, loss, death, and the sexual. It is to walk down the steps of oblivion, from the agonies of the present to past experiences, then from these experiences to fantasies that may be only shadows in our memories, and finally from these chimerical creations to the drive that underlies them. Alain Resnais’ allegorical film Hiroshima mon amour, based on the novel by Marguerite Duras, is a powerful illustration of this journey.
Key words – Experience. Fantasy. Id.
Françoise Laurent – “Dear Father”…
Abstract – Marie Bonaparte’s correspondence with Freud, rescued from oblivion by her ‘archive mania’ and recently published, is examined here from the point of view of her intense investment in the written word. It reveals an epistolary self-analysis, periodically enlivened by fragments of sessions in Freud’s presence. In this particular context, an authentic analytical process took place, but its obvious limits indicated by the frequent reference of the two protagonists to the notion of sublimation as a means and an end of analysis can be attributed in particular to the impossibility of sufficiently working out resistance, due to the impossibility of adequately grappling with it in the presence of Freud.
Key words – Correspondence. Remote analysis. Epistolary self-analysis. Sublimation. Perlaboration of resistance.
Jean-Yves Tamet – Logbook
Abstract – Each training course has its own story, the result of encounters that, over time, organise a narrative and, in retrospect, reveal a path. But each path also develops within a context, and this paper attempts to explore and highlight the interplay between the two. The aim is to rescue significant moments from oblivion.
Key words – Training. Identification. Memory. Construction. History.
Jacques ANDRÉ est psychanalyste à Paris, membre titulaire de l’Association Psychanalytique de France (APF). Derniers ouvrages parus : Les 100 mots de Freud, Puf, « Que-sais-je », 2023, et La mère, l’amante, la mort (Puf, 2023, « Petite bibliothèque de psychanalyse »).
Benjamin STORA est historien, professeur des universités, spécialiste de l’histoire contemporaine de l’Algérie, du Maghreb et de la décolonisation.
Laurence KAHN est psychanalyste à Paris, membre titulaire de l’Association Psychanalytique de France (APF). Dernier ouvrage paru : Ce que le nazisme a fait à la psychanalyse, Puf, 2018, « Petite bibliothèque de psychanalyse ». Voir aussi Quelques motifs de la psychanalyse. À partir des travaux de Laurence Kahn, Les Belles Lettres, 2020.
Jean-Michel REY a enseigné la philosophie et l’esthétique à l’Université de Paris VIII. Professeur émérite depuis 2008. Directeur de programme au Collège International de Philosophie de 1992 à 1998. Dernier ouvrage paru : Des indésirables. Quatre manières de traiter un embarras, Fario, « Théodore Balmoral », 2023.
Alejandro ROJAS-URREGO est psychanalyste, membre de l’Association Psychanalytique de France (APF). Psychiatre, pédopsychiatre, il est chef du Service de psychiatrie et psychothérapie d’enfants et d’adolescents (SPPEA), Fondation de Nant, Suisse. Ancien Professeur à la Faculté de Médecine, Département de psychiatrie, de l’Universidad Javeriana (Bogotá, Colombie), il est également membre de la Sociedad colombiana de psicoanálisis (SCP) et de la Société suisse de psychanalyse (SSPsa).
Pascal QUIGNARD est écrivain. Dernier ouvrage paru : L’amour la mer, Gallimard, 2022.
Michel GRIBINSKI , ancien membre de l’Association psychanalytique de France, vit à Turin. Il est l’auteur de nombreuses traductions de l’anglais et de plusieurs essais dont Le psychanalyste amoureux, Puf, 2022, et Au bord des mères, Fario, 2023. Sa dernière exposition (Galerie Couteron, Paris, mai 2023) emprunte son titre, « Amoureux à en mourir », à la réflexion d’Italo Calvino dans Temps zéro.
Bernard de LA GORCE est psychanalyste à Lyon, membre titulaire de l’Association Psychanalytique de France (APF).
Françoise LAURENT est psychiatre psychanalyste, membre sociétaire de l’Association Psychanalytique de France (APF). Elle exerce à Lyon.
Jean-Yves TAMET est psychanalyste, membre titulaire de l’APF Lyon.